Il est aujourd’hui possible de retrouver l’ensemble de l’œuvre d’Avi Mograbi à travers un magnifique coffret édité par Épicentre, ainsi qu’un livre d’entretiens avec Eugenio Renzi, Mon occupation préférée, publié aux Prairies ordinaires.
L’on pourrait dire que la filmographie d’Avi Mograbi est d’inspiration documentaire et politique. Ce serait vrai, mais tout à fait insuffisant. Bien sûr, son travail et sa vie toute entière s’inscrivent dans la perspective d’une résistance à l’expansionnisme et au sionisme qui animent les politiques du gouvernement israélien depuis des décennies. Jeune homme, il sera emprisonné, en 1982, pour avoir refusé de servir au Liban ; il participe aujourd’hui encore à des initiatives visant à recueillir le témoignages de soldats ayant commis des crimes de guerre durant leur service militaire. Et il n’est pas un seul de ses films, il le dit souvent lui-même, qui ne résulte de la mémoire d’un traumatisme initial : le massacre d’Hébron, l’Intifada, Sabra et Chatila ou, bien sûr, la Nakba.
Susciter « une véritable réflexion éthique ».
Pour autant, les films d’Avi Mograbi décevront un spectateur européen qui attendrait, « pour se mettre à jour sur les méfaits d’Israël », de voir un travail cinématographique qui flatterait et sa bonne conscience, et son goût du sensationnalisme. Déjà, dès Déportation, en 1989, Avi Mograbi, refusera de reprendre telles quelles les images télévisées des leaders de l’Intifada, transportés à la frontière avec le Liban et la Jordanie les mains liées et cagoulés, et qui, une fois sur place, se verront « littéralement balancés de l’autre côté de la frontière ». Il préfèrera retranscrire cette scène de déportation dans le cadre du paysage d’un barrage, non loin de Jérusalem même. C’est-à-dire d’une structure architecturale qui évoque à la fois l’enjeu stratégique de l’eau, et la fonction d’une frontière (rétrospectivement, Mograbi remarquera que ce barrage, justement, n’est pas sans ressembler au "Mur de séparation").
C’est qu’il s’agit, par une mise en scène qui ne perd rien de l’exigence documentaire, de remettre en scène la déportation elle-même, en en soustrayant l’image à la violence, armée, trop spectaculaire pour ne pas en masquer la réalité et le sens politique. S’il ne s’agit pas d’effacer la « répulsion » que suscitent ces exactions, il s’agit rien moins que de susciter, également, « une véritable réflexion éthique ».
Et l’on pourrait dire que tout le cinéma d’Avi Mograbi constitue, de fait, une réflexion éthique sur la violence, mais qui ne cède rien aux bonne intentions ou aux bons sentiments. Encore moins à une sorte de regard exotique sur la société israélienne. Précisément, ce que reproche Mograbi à certains cinéastes israéliens, y compris parmi les plus militants, c’est d’ignorer complètement « la culture, l’histoire et les mœurs des lieux » dans lesquels ils tournent, comme s’ils avaient, en quelque sorte, intériorisé les exigences d’un réalisateur européen, sa bonne conscience et sa bonne volonté, impuissantes faire voir les profondeurs de la violence qui habite la réalité israélienne.
Une réalité raciste ordinaire, l’apartheid israélien
Mais la société israélienne, ce sont aussi ces check-points où des enfants palestiniens se voient contraints, des heures durant sous un soleil de plomb, d’attendre que des soldats israéliens veulent bien leur céder le passage et les laisser regagner leur domicile après l’école (scène tout sauf spectaculaire, ordinaire hélas, qui verra pourtant, dans Pour un seul de mes deux yeux, le cinéaste perdre toute patience, et s’en prendre verbalement à la morgue et l’inconscience des soldats israéliens).
C’est aussi un jardin de Safourya, ou une pancarte interdit l’entrée aux "étrangers" ; et c’est Yasmine, la fille d’un couple juif-arabe ami de Mograbi, qui découvre que c’est en vérité à son père, Ali, arabe, que s’adresse de fait cette pancarte, et se voit confrontée à la réalité, brutale et ordinaire, du racisme israélien (Dans un jardin je suis entré). C’est encore Mograbi lui-même qui rappelle dans les entretiens avec Eugenio Renzi que, sur sa carte d’identité nationale, l’on trouve la mention "juif". Autant de « détails », dirait Mograbi, bien plus révélateurs du racisme ordinaire et institutionnel qui hante et structure les profondeurs de la société israélienne – Mograbi n’hésite pas à parler d’ « apartheid » –, que ne sauraient jamais l’être des images spectaculaires et sensationnalistes.
Enfin, cette réalité raciste est inséparable d’une réalité de classe, comme le rappelle Happy Birthday Mr Mograbi ! S’il est vrai que la souveraineté juive sur les territoires est inséparable des processus d’expulsion et de colonisation, elle ne l’est pas moins de la disparition de quartiers palestiniens en Israël même, comme celui d’Ajami qui, à mesure que les Arabes pauvres en partent, verra des juifs s’installer et transformer des maisons, au jardins et à l’architecture historiques, en maisons de luxe. On comprend que Mograbi, issu d’une famille chérissant les idéaux sionistes de justice sociale, de solidarité et de partage – et l’on pense à l’expérience collectiviste des kibboutz –, écrive, désabusé : « L’histoire de l’État d’Israël est l’histoire d’une spéculation immobilière réussie ».
Comment filmer Ariel Sharon ?
Pour autant, on se tromperait en réduisant le travail de Mograbi à cette exigence documentaire exigeante, sombre et implacable. Il y a beaucoup d’humour et d’inventivité dans les films de Mograbi, de tragi-comédie même, avec tout ce que cela suppose de sens de l’artifice, du burlesque, de la dérision. Il suffit, pour en donner une idée, d’évoquer l’extraordinaire Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon. Alors qu’à l’approche des élections de 1996 – à la suite du meurtre d’Yitzack Rabin, autre traumatisme pour Avi Mograbi –, le réalisateur s’apprête à suivre Ariel Sharon, engagé dans une campagne en faveur (déjà) de Benyamin Netanyahou, il bute sur un obstacle. Comment filmer celui qu’il tient pour responsable de la colonisation, et des massacres de Sabra et Chatila, et qu’il considère, c’est son mot, comme un « monstre » ?
C’est que Sharon, ou du moins Sharon tel qu’il se laisse filmer, présente évidemment un visage séduisant, comme tous ces bons vivants, d’autant plus "sympathiques" en apparence qu’ils ont du sang sur les mains. Puisque la réalité est trompeuse, ou du moins, artificieuse, Mograbi recourera lui même à un artifice fictionnel. Ce qui devait être un documentaire sur Ariel Sharon devient l’histoire d’un cinéaste militant qui, séduit par le charisme d’une personnalité qu’il sait pourtant abjecte, renonce à ses convictions politiques et éthiques, et entre dans des conflits intérieurs symbolisés par des échanges fictifs avec sa femme.
C’est la naissance de la confession box, dispositif qu’on retrouvera souvent dans les films suivants d’Avi Mograbi : la « personne cinématographique Avi Mograbi », face caméra, y incarne des conflits politiques fictifs avec sa femme, ses voisins, sa femme de ménage, dans des dialogues follement burlesques (il faut imaginer Avi Mograbi masqué d’un bas, ou portant une serviette de bain de sa femme, nouée sur la tête), conflits qui mettent en scène, en réalité, les impasses et les contradictions qui déchirent toute la société israélienne.
Z32, les confessions d’un soldat israélien.
C’est en ce sens qu’Avi Mograbi est tout sauf un documentariste au sens ordinaire du terme. Car ce qu’il appelle réalité ou vérité est en fait inséparable d’un dispositif de fiction, et d’une performance scénique qui contribue à la divulguer et la produire. Ce dispositif atteint son sommet dans Z32, peut être son plus grand film à ce jour. Comment filmer les confessions d’un soldat israélien qui a commis des crimes de guerre ? D’autant que celui-ci ne peut témoigner à visage découvert ?
Là encore, Mograbi fera du masque, de la fiction, la condition de la vérité : c’est paré d’un masque numérique que le jeune homme finira par conter à sa fiancée l’horreur des exactions qu’il a commises, sous l’emprise d’un long conditionnement, et de la discipline des corps d’élite de l’armée israélienne, qui du reste n’est pas sans rapport avec le cinéma lui-même. C’est ainsi que le jeune homme confiera avoir couru sur le champ de bataille, et assassiné des innocents à la manière un acteur de cinéma : une sorte de "Superman" dépossédé de lui-même et de son corps.
Tout, donc, est troublant dans le cinéma d’Avi Mograbi. Les visages, comme ceux de Sharon, sont en fait des masques. Et les masques, la fiction, disent seule la vérité. C’est que, comme le dit Avi Mograbi : « Le cinéma est un art du réel car le réel est toujours un artifice. » Et l’on pense à Rossellini, qui disait que le monde faisait du cinéma, et un mauvais cinéma. Reste alors à faire de meilleurs films que le monde. Le monde, car que l’on ne croit pas que Mograbi ne parle que d’Israël. Dans une interview récente, Mograbi rappelait que la vérité de son film valait, aussi, bien pour les exactions commises, en Algérie, par les soldats français.